Qui n’a jamais rêvé de voyager dans le passé afin de voir de ses propres yeux une époque fascinante ? Qui n’a jamais vécu l’illusion, le temps d’un week-end de reconstitution historique par exemple, d’appartenir à ce passé et de ressusciter une vie évanouie ? Au cours d’un travail sérieux et d’une recherche la plus objective et la plus scrupuleuse possible, quel historien, quelle historienne n’a jamais eu le sentiment d’avoir touché quelque chose de vrai, de réel ? D’avoir été convaincu de sa capacité de distinguer à tout instant entre le récit et le fait réel ou encore entre le personnage et l’individu de chair et de sang ? Arrive alors ce moment de désenchantement qui distingue l’historien du poète et du narrateur et qui, dans les mots de Georges Duby, est décrit ainsi: la réalité des choses du passé, nous en resterons toujours séparés. Cette désillusion nécessaire est évoquée dans la conclusion d’un colloque à Madrid que ce grand historien français a fait en 1985 :
[P]resque toutes les sources que nous pouvons exploiter nous renseignent moins sur la réalité que sur l’idéologie dominante, elles placent comme un écran entre nos yeux et ce que nos yeux voudraient apercevoir, c’est-à-dire les comportements réels. (1)
L’écran constitué par les sources, la matière même censée être le témoignage le plus authentique du passé, nous empêche de voir ce que « nos yeux voudraient apercevoir », à savoir les comportements réels ou « le réel » que nous cherchons. Or, à ce stade, il existe déjà deux écrans, l’idéologie dominante véhiculée par les sources et notre propre image de ce réel recherché qui, souvent, relève de ce que la science comportementale appelle le confirmation bias. Dans ce discours, Duby met également en garde contre l’existence illusoire d’une source « objective » et rappelle la séparation infranchissable entre la réalité et toute production humaine :
Non seulement les œuvres artistiques ou littéraires, mais tous les règlements normatifs, tous les documents juridiques qui montrent une écorce formelle et non pas ce que cette écorce recouvre, et encore les histoires, les chroniques, et même les autobiographies, puisque celui qui dit « je » demeure prisonnier du système idéologique qui le domine. (2)
L’écran et l’écorce cachent et séparent deux matériaux ou deux états dont on sait que le second existe – imaginable même – mais qui reste visuellement et physiquement inatteignable. Dans le monde réel, il suffirait de déplacer ou de percer l’écran ou de couper l’écorce pour atteindre ce qui était au préalable invisible. Or, dans le monde intellectuel de l’historien, comment procéder afin de découvrir ce qui se trouve derrière l’écran ou derrière l’écorce ? Autrement dit, comment employer l’imagination – car c’est bien de cela qu’il s’agit – pour faire émerger ce qui est le plus proche du réel recherché et le plus éloigné de l’imaginaire ? En lisant ces quelques lignes de Georges Duby, l’image d’une métamorphose me vient à l’esprit, une transformation illustrant l’impossibilité de toucher une réalité désirée :

Tel le dieu Apollon, à l’instant même qu’il touche le corps de la nymphe désirée, l’historien touche parfois à ce qui est réel mais, aussitôt un contact furtif établi, ce réel revêt une écorce qui l’ôte de sa vue mais, pourtant, cache ce qui est bien là. Poursuivant sa réflexion, Georges Duby se penche ensuite sur l’épaisseur de cette « écorce » et sur la distance entre sources et réalité :
Nos sources d’information reflètent dans une certaine mesure la réalité, mais toutes ou presque s’établissent nécessairement à distance de cette réalité. Notre problème, à nous autres historiens, est de mesurer cette distance, de discerner les déformations dont la pression de l’idéologie peut avoir été responsable. Évidemment, cette distance est plus ou moins large selon les catégories de sources et, selon les périodes, les images que nous récoltons sont plus ou moins stylisées, plus ou moins réalistes. (3)
À l’obstacle de l’écran ou de l’écorce s’ajoute maintenant la difficile mesure de la distance entre la réalité (historique) et les sources, puis le défi d’évaluer la quantité idéologique qu’elles contiennent. Mais comment mesurer cette distance quand la réalité (historique) nous échappe en grande partie ? N’est-ce pas elle que nous cherchons à (r)établir ? Deuxièmement, comment distinguer ce qui relève de la distance et ce qui relève de la déformation idéologique ? Avant de faire cette distinction, ne faut-il pas parfaitement connaître la nature de l’idéologie qui aurait déformée la réalité ? Georges Duby clôt ce paragraphe ainsi :
Toutefois, c’est ma conviction personnelle, jamais cet écran ne saurait être totalement percé. Il nous faut abandonner le rêve positiviste d’atteindre la réalité des choses du passé. Nous en resterons toujours séparés. (4)
Enfin, à la fin de ce paragraphe, Georges Duby affirme que « toute idéologie a son histoire » (ibid., p. 125). Comme la séparation de l’écorce du bois ne résultera qu’en une compréhension faussée de l’entièreté de l’arbre, la dissociation de l’évolution de l’idéologie et de la culture matérielle ne saura restituer le contexte global d’une source et donc d’une réalité. Être historien ou historienne me semble donc essentiellement un exercice d’humilité, une expérience très proche de celle, philosophique, décrite par Platon à travers l’allégorie de la caverne. Ce que montrent les sources ne sont pas des illusions, ni des rêves ou des choses imaginaires mais des images ou des réflexions du réel, du seul réel qui nous est véritablement accessible : la réalité de l’être humain.
- (1) Georges DUBY, « Pour une histoire des femmes en France et en Espagne », Mâle Moyen Age. De l’amour et autres essais. Paris, Flammarion, 1990, p. 118-126, p. 124.
- (2) Georges DUBY, « Pour une histoire des femmes en France et en Espagne », op. cit., p. 124-125.
- (3) Georges DUBY, op. cit., p. 125.
- (4) Georges DUBY, op. cit., p. 125.