Lenoir, le crime et le cardinal de Lorraine

Un assassin, dans les yeux d’un homme du début du 19ème siècle, porte des stigmates visibles. Pour cet homme, les traces des méfaits restent ineffaçables, visibles sur le corps et dans sa chair, même après des siècles passés dans un cercueil. Le Mal apparaît physiquement, car les actes criminels laissent des marques de corruption sur le visage. Cet homme qui reconnaît le crime sur le corps, s’appelle Alexandre Lenoir.

LenoirAlexandre

Anonyme, Alexandre Lenoir. Coll. Rothschild © RMN-Grand Palais (musée du Louvre)/Le Mage

Archéologue, conservateur du Musée des Monuments Français, défenseur engagé des vestiges de l’Ancien Régime, Alexandre Lenoir (1761-1839) avait un avis négatif sur Charles de Guise, cardinal de Lorraine (1524-1574). Il nomme le second fils de la maison de Guise un « prêtre cruel, despote, fanatique, ennemi de Dieu et des hommes« . Il nous laisse ce témoignage oculaire surprenant :

« Ce cardinal inhumain, je l’ai vu exhumer en 1793, dans l’abbaye St. Victor, où il reposoit depuis deux cents ans. Sa peau desséchée et collée sur les os, présentait l’image du crime; la dissolution n’avoit point altéré ses traits. Ses pommettes étoient saillantes, le sang des protestans animoit encore ses lèvres : il avoit les cheveux et la barbe rousse. »

Non content de le comparer à un monstre, un vampire et un assassin sanguinaire, Alexandre Lenoir rajoute un détail d’ordre biblique qui identifie Charles de Guise au personnage le plus trouble et le plus haï du Nouveau Testament, Judas Iscariote. Lenoir suggère ainsi que le cardinal était un traître aux cheveux roux semblable à Judas, l’homme aux cheveux couleur de feux infernaux qui, parmi les douze disciples, a vendu Jésus aux prêtres juifs et aux Romains. Un regard sur un portrait du cardinal de Lorraine par François Clouet, qui travaillait pour la reine Catherine de Médicis et fut un contemporain de l’homme d’église, montre qu’il n’en est rien.

François Clouet, Charles, cardinal de Lorraine,1555 © Ojéda/RMN-Grand Palais (domaine de Chantilly)

François Clouet, Portrait de Charles, cardinal de Lorraine © Ojéda/RMN-Grand Palais (domaine de Chantilly)

Reste peut-être une explication chimique à ce changement de couleur des cheveux du corps momifié du cardinal. À moins qu’Alexandre Lenoir n’ait vu ce qu’il souhaitait voir.

L’auteur irlandais Oscar Wilde a écrit un livre sur ce supposé lien entre le corps et les actes criminelles, Le portrait de Dorian Gray (The picture of Dorian Gray, 1890). Dans ce roman, les crimes du personnage principal, Dorian Gray, ne se manifestent plus sur son corps ni sur son visage, mais d’une manière inexpliquée sur son portrait peint, qui devient de plus en plus monstrueux. Oscar Wilde met ainsi fin à une vision binaire du monde (le Mal est laid, le Bien est beau) et souligne une évidence: le crime ne se voit pas sur le visage. Nous voyons non pas ce que nos yeux nous transmettent (le réel humainement perceptible), mais ce que notre cerveau fait de cette information visuelle. Le réel est ainsi « adapté » au regard individuel d’une personne, même la plus érudite. Alexandre Lenoir pensait du Mal du cardinal de Lorraine. Quand il a vu le corps momifié, ce Mal est devenu visible – pour lui. Le savant conservateur du Musée des Monuments Français fut ainsi victime de l’effet « Ceci n’est pas une pipe », que l’artiste René Magritte a si bien mis en image plus de cent ans plus tard.

Extrait tiré du livre d’Alexandre Lenoir, Musée des monuments français ou Description historique et chronologique etc. Paris, 1805, p. 13.

 

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